Le Monde – 09 mai 2017

Prada et ses fantaisies sucrées

Robes aux nuances de bonbons, blousons de nylon soufflé, imprimés lapin, Prada a présenté à Milan une première collection croisière faussement légère.

Par Carine Bizet

Dimanche, pour son premier défilé croisière, Prada a accueilli ses invités au nouveau restaurant Marchesi, à l’étage de sa boutique historique de la galerie Vittorio Emanuele II, à Milan. En 2014, la griffe italienne avait acheté ce salon de thé emblématique, fondé en 1824. Quel rapport entre les gourmandises de Marchesi et le luxe Prada ? Ces gâteaux à l’épaisse enveloppe sucrée et pastel, mi-kitsch, mi-désuets, révèlent des couches subtiles aux textures surprenantes, et sont un peu les allégories hypercaloriques de la mode Prada.

De la douceur, la marque peut en avoir besoin : le groupe Prada (qui rassemble aussi Church’s et Jil Sander) annonçait pour 2016 une baisse de 9 % de son chiffre d’affaires. S’inviter parmi les maisons du luxe qui mettent en scène leurs collections croisière n’est pas une dépense supplémentaire inconsidérée. A l’heure où le marché est malmené et saturé, les marques sont priées de se distinguer. Et à ce jeu, Miuccia Prada ne craint personne : il existe bien une esthétique Prada, mieux, un point de vue sur le monde, fait de dissonances et de faux-semblants.

Une fois les sucreries pastel dégustées, le public grimpe deux étages pour se retrouver sous le dôme de verre et métal de la galerie Vittorio Emanuele, et assister au défilé lui-même. Miuccia Prada adore les rondeurs de l’endroit, où son partenaire de toujours, l’architecte Rem Koolhaas, a installé un décor de miroirs qui démultiplie l’espace et file la métaphore des faux-semblants et des rencontres inattendues, celle qui guide toute la collection. Robes en organza superposé aux nuances de bonbons pastel et chaussettes de sport portées avec des talons aux architectures art déco, blousons de nylon soufflé et jupe portefeuille fermée d’une plaque de gomme gravée, imprimés lapins très Lewis Carroll, grands manteaux décolletés aux tombés sensuels et austères à la fois, chemise translucide piquée de bijoux graphiques façon Chrysler Building, robes bustier en coton à poches zippées et basket techniques… le mélange est fluide et vertigineux.

« Les formes se métamorphosent du sport à l’élégance, résume la créatrice. L’aspect érotique est lié à une forme de censure : quand j’étais jeune, on pouvait se promener à moitié nue, mais aujourd’hui, parce qu’il faut respecter les cultures et les religions, ce n’est plus possible. » De ce mélange s’impose une féminité complexe, moderne et opiniâtre, comme son auteure. « Je déteste tout ce qui contraint la femme à adhérer à une version “officielle” du beau. Déjouer ce conformisme est mon obsession, je n’utilise ces stéréotypes qu’avec beaucoup d’ironie. » Féministe par nature et conviction, Miuccia Prada n’a pas besoin de tee-shirts à messages pour le dire. Et son message est ici d’autant plus convaincant qu’elle paraît avoir retrouvé une légèreté, un sens de la simplicité raffinée.
Il semblerait que l’exercice de la croisière, qui permet de s’extraire des Fashion Weeks où l’on n’a le temps de rien et où il faut en faire beaucoup pour retenir l’attention, autorise la créatrice à s’exprimer avec moins d’urgence et de tension. Et elle a aussi décidé de donner un nouveau souffle à son travail : « Je souhaite désormais me montrer plus réaliste et honnête, pas seulement faire ce que j’aime et ce que je pense avoir du sens mais ce qui est utile pour aujourd’hui. S’isoler dans un monde de sophistication ne permet pas de progresser. Vous pouvez être le plus grand génie du monde mais si personne ne vous écoute, cela ne sert à rien. Je veux continuer à me confronter à la banalité et à la vulgarité, mais sans être isolée. »

Miuccia Prada poursuit donc son chemin entourée d’une équipe fidèle qui connaît bien son monde, comme Rem Koolhaas et Frédéric Sanchez, qui met en son ses défilés et a composé cette fois une mosaïque subtile et bluffante (la musique électronique de Mirwais, la voix du mannequin des années 1970 Veruschka, des reprises de Tchaïkovski par Malcolm McLaren, etc.).

Et puis il y a le bel « appendice » de son univers : la fondation Prada où elle orchestre ses goûts personnels en matière d’art. La présentation de la croisière coïncide d’ailleurs avec le vernissage de la nouvelle exposition de Francesco Vezzoli, ami et collaborateur de longue date, une œuvre consacrée à la télévision italienne des années 1970. Dans une mise en scène pop et très « cronenbergienne » (période Vidéodrome), l’artiste revisite et confronte, grâce à des installations vidéo, de riches univers : la variété délirante et désinhibée qui glorifiait la Cicciolina (présente à la soirée) ou Grace Jones, mais aussi les journaux télévisés ensanglantés par les attentats de l’extrême gauche italienne. Là encore, il est question d’éclectisme, de confrontations de contraires pour exprimer une réalité complexe. Comme chez Prada.

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