Les Inrocks – Mai 2015
Souvent cité par les journalistes de mode, Frédéric Sanchez s’est fait un nom en signant les bandes-son qui rythment les défilés des marques les plus prestigieuses. Son activité est pourtant loin de se limiter à cet exercice de style. Portrait de cet explorateur du son.
C’est une rencontre avec Martin Margiela, en 1988, qui amènera Frédéric Sanchez à travailler dans le milieu de la mode et du son. Avant cela, rien ne le destinait à cette carrière :
“J’ai toujours écouté beaucoup de musique, sans savoir exactement ce que je pouvais faire de cette passion. Elle a toujours eu une place extrêmement importante dans ma vie. La découverte de musiciens comme Brian Eno, qui a commencé par des études d’art pour ensuite envisager le studio comme un lieu où on travaille la matière, m’a vraiment influencé. J’ai beaucoup regardé du côté des producteurs, des gens qui façonnaient le son. C’est la musique qui m’a amené à m’intéresser à la mode : quand Comme des Garçons à fait défiler John Cale et David Byrne ou encore quand Peter Saville a réalisé un catalogue pour Yohji Yamamoto… Toutes ces interactions entre les disciplines m’ont amené à me questionner, à découvrir qui j’étais.”
L’approche du créateur belge fait écho avec la pratique de Frédéric Sanchez :
“La première fois que Martin m’a invité à diner chez lui, il avait une nappe blanche parfaitement repassé sur la table. Il a froissé le tissu entre ses mains, ça a créé de la texture, fait couler la cire des bougies. Il me parlait de l’usure des vêtements, c’est cette vision qui l’intéressait. Tout cela résonnait avec la manière très concrète avec laquelle j’ai pu aborder la musique : écouter des morceaux par fragments, jouer avec le bras de la platine, faire des cassettes avec un seul morceau…”
De nouveaux arrivants qui parviennent toujours à susciter l’excitation.
Fort de cette première collaboration, Sanchez enchaîne les commandes. Il travaillera par la suite avec Hermes, Prada, Balmain, Ann Demeulemeester, Alexander Wang ou encore Marc Jacobs. La narration reste sa marque de fabrique : “Je cherche avant tout à raconter une histoire. Cela ne passe pas forcément par la musique. Il m’a arrivé uniquement à partir de bruitages.” Pour le défilé Jil Sander automne 2015, présenté en février dernier, il a mélangé les interprétations de My Funny Valentine de Chet Backer et de Nico, mettant en lumière les dissonances et les points communs.
Quant on lui demande si son travail a changé depuis ses débuts et la période faste des créateurs stars, il répond qu’il y a toujours de nouveaux arrivants qui parviennent à susciter l’excitation.
“Après avoir travaillé avec Martin, il n’y avait qu’une personne avec laquelle j’avais envie de travailler, c’était Rei Kawakubo. Je le fais depuis un an maintenant : il a fallu 25 ans pour que ça se réalise ! Depuis 3 ans, je regarde à nouveau les jeunes créateurs. À Londres, j’ai commencé à travailler avec Thomas Tait qui fait quelque chose de très fort.”
La musique, élément primordial dans la compréhension d’une collection.
On le sait, la musique des défilés est un élément primordial dans la compréhension d’une collection, tout comme la lumière, le maquillage ou encore la coiffure. Elle permet d’appuyer l’imaginaire développé par les vêtements. Le processus pour créer cette poignée de minutes musicales est toujours le même :
“Tout part d’une discussion avec le designer, cet échange provoque des images. Nous parlons beaucoup, ça me permet de comprendre l’esprit de la collection, que je vois rarement. Nous nous rencontrons souvent un mois avant le défilé, parfois un peu plus tard, mais tout se fait toujours très vite, souvent dans l’urgence. Avec la mode, il n’y a pas de répétition. Le défilé en lui-même est une répétition. Ce moment disparaît tout de suite après.”
Ce côté instantané est à l’opposé du travail de Sanchez que l’on peut découvrir en galerie ou en institution. Une autre temporalité s’installe :
“J’ai besoin de ces deux opposés. L’un nourrit l’autre. Mes recherches personnelles sont plus expérimentales, elles me demandent beaucoup de temps pour aboutir. J’ai fait des choses très différentes. Par exemple, Une Utile Illusion, présentée en 2010 à la galerie Serge Le Borgne utilisait des didascalies tirées de pièces de Maurice Maeterlinck. Toutes ces formes questionnent les principes de composition, de spatialisation, de narration… Aujourd’hui je travaille beaucoup avec des filtres, des générateurs de son, mais c’est très long.”
Lorsqu’on lui demande s’il se sent plus proche du milieu de la mode ou de celui de l’art, il répond, après une longue pause, que ce dont il a vraiment envie aujourd’hui, c’est d’écrire. Un désir pas si éloigné de sa pratique actuelle que l’on ne demande qu’à découvrir.
Frédéric Sanchez en 5 titres :
Bill Nelson – The Shadow Garden
John Cale – Risé, Sam and Rimsky-Korsakov
Robert Ashley – The Park (Part 1)
The Stranglers – La Folie (Album Edit)
Max Richter – Iconography