Madame Figaro – 2 novembre 2017

Photo Peter Lindberg

Rare et secrète, une des stylistes les plus influentes des années 1990, elle signe à Francfort une exposition qui souligne sa quête de pureté dans tout ce qu’elle entreprend depuis cinquante ans.

Envoyé spécial à Hambourg. – Il s’agit d’une sublime maison vide sur les rives du lac Alster à Hambourg. Juste quelques tableaux contemporains, paysages abstraits, compositions géométriques et dessins au trait restent accrochés dans cette imposante demeure hanséatique, studio de création historique de Jil Sander, avant que sa fondatrice ne vende, en 1999, la majorité des parts de la maison portant son nom. « L’univers » de la créatrice a en effet été expédié le jour précédent notre rencontre au Musée des arts appliqués de Francfort qui lui consacre, du 4 novembre au 6 mai 2018, la première rétrospective de sa carrière.
Au loin, la voix de Mme Sander résonne dans le silence des showrooms quasi inoccupés. Puis, ses pas, sa silhouette agile et, surtout, des yeux qui aujourd’hui pétillent. Retirée de la scène mode après avoir renoncé une troisième fois à présider sa maison à l’automne 2015, elle ne voulait pas accorder d’interview dans le cadre de cet événement, préférant laisser parler les morceaux choisis de ses cinquante années de mode exposés. Les accords juridiques avec la société Jil Sander, propriété du japonais Onward Luxury Group (après avoir été détenue par un fonds britannique et, auparavant, Prada Group), expliquent aussi sans doute cette économie de mots.

Et puis si. La styliste a accepté de recevoir Le Figaro en exclusivité, en ce jour de relâche avant l’installation à Francfort, semblable à ces moments de suspens précédant les défilés quand les croquis ont été envoyés aux fabricants et les premiers prototypes pas encore réalisés. Une tension est perceptible. Une détermination, aussi. Comme tous ses confrères, elle s’est longtemps désintéressée de son propre passé. « On n’a pas le temps ni le choix. Il faut sans cesse avancer, se projeter dans la saison suivante, dit-elle. Le travail avait pris une grande place dans ma vie. Tout est allé très vite. Des modèles, des images, des films d’alors m’ont rappelé une multitude de choses et de personnes. » Il y a un peu plus d’un an, elle se plonge, non sans émotion, dans ses archives. Elle était proche d’accepter de rédiger ses Mémoires, finalement, ce sera une exposition sur 3 000 mètres carrés de modèles, de photos, de musiques et de vidéos reliés par une formidable intégrité. Et par une esthétique minimaliste traversant les années, appliquée à sa mode mais aussi aux cosmétiques, du podium aux boutiques. « Ce que j’ai créé me semble toujours d’actualité », glisse Jil Sander avec humilité, en fin d’entretien, pressée d’aller tout de même vérifier cette modernité in situ le lendemain, s’autorisant des arrangements de dernière minute afin que tout soit tel qu’elle a toujours aimé l’orchestrer.

Entretien exclusif avec la styliste Jil Sander, qui fait l’objet d’une exposition à Francfort.

Le Figaro. – Comment est né ce projet d’exposition  ?
Jil Sander. – Matthias Wagner K, le directeur du Musée des arts appliqués de Francfort, m’avait sollicitée il y a plusieurs années, mais j’ai tardé à accepter sa proposition. Le point de départ étant mes archives, je devais commencer par les classer et les digitaliser. Jusqu’alors, je n’avais eu ni le temps ni la volonté de m’y consacrer. Le passé ne m’intéressant pas durant toutes ces décennies d’activité.

Est-il facile de résumer sa carrière  ?
L’idée n’était pas de faire un résumé, mais de présenter une approche particulière avec une ligne claire. Mon travail est évoqué sous différents angles, à travers notamment une installation multimédia replaçant les collections dans leurs contextes, plutôt que de juxtaposer des dizaines de modèles déconnectés de leur époque comme souvent dans les musées. Bien sûr, il y a tout de même des vêtements exposés afin d’expliquer mes recherches en trois dimensions autour du corps.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette installation ?
Le bâtiment qui l’accueille a été construit sur les plans de Richard Meier, un architecte d’une grande modernité qui a également signé le building du Paul Getty Center à Los Angeles. Avant tout, je suis allée à Francfort pour saisir la dimension du lieu. Puis, nous l’avons recréé, à l’échelle réduite dans mon atelier de Hambourg, afin de maîtriser les volumes, se projeter dans l’espace et imaginer pleinement le déroulé de l’exposition. Outre les vidéos des défilés, il y aura une section avec des modèles, une salle dédiée aux parfums et cosmétiques que j’ai adjoints très tôt à mon univers, ainsi que des images et des campagnes publicitaires illustrant mon esthétique. Une partie sera dédiée à l’architecture des magasins, plus précisément, à celui de l’avenue Montaigne à Paris, inauguré au début des années 1990. Cette adresse était très importante à mes yeux – et elle a été beaucoup regardée par d’autres -, car j’avais cherché à redéfinir le concept de la boutique de mode dans ce bâtiment historique. Des œuvres d’art ayant influencé mes créations intègrent aussi l’installation et, pour finir, un jardin virtuel réalisé à partir de paysages filmés par des drones, depuis une propriété dans le nord de l’Allemagne où j’aime me ressourcer depuis longtemps.

L’illustrateur sonore Frédéric Sanchez a été mis à contribution.
Je voulais transmettre ma vision de ce que j’appelle la pureté. Et le son, la lumière, le toucher participent à cette expérience. Par le passé, Frédéric a créé des bandes-son pour mes défilés, extrêmement élaborées et intimes, reliées à ma culture personnelle, grâce à sa formidable connaissance de la musique allemande, du classique au contemporain. Cette fois, il a imaginé un accompagnement musical totalement inédit et envoûtant comme des nuages flottants.

Quels ont été vos échanges avec le commissaire de cette exposition Matthias Wagner K ?
Nous partageons le goût pour une même modernité esthétique. Ensemble, nous avons parcouru tout ce que j’avais réalisé depuis le début des années 1970. La sélection n’est pas définitivement arrêtée au moment où je vous parle. Elle aura lieu sur place, dans la dernière ligne droite, de la même façon que le déroulé d’un défilé est décidé dans les dernières heures.

Qu’est-ce qui vous a rendu le plus fière au regard de vos archives ?
Je suis heureuse qu’un fil rouge apparaisse au final. Que tout ce que j’ai pu signer dans les années 1990, tant en termes de mode que de communication, ne soit absolument pas daté.

Il y a presque cinquante ans, en 1968, vous commenciez votre carrière en ouvrant une boutique à Hambourg. Est-ce cet anniversaire qui vous a convaincue d’accepter le projet ?
Peut-être, inconsciemment, mais je n’avais absolument pas cette date en tête lorsque j’ai accepté la proposition.

Vous avez débuté la mode par des études textiles : reprenons le fil de votre histoire, bien que vous n’aimiez guère vous retourner sur le passé.
Le fil de l’histoire est une jolie expression ! Aujourd’hui, quand je regarde en arrière, je perçois justement ce fil rouge qui relie tout ce que j’ai pu réaliser. Les matières y occupent une place essentielle. Dans bien d’autres domaines, tout comme pour le Bauhaus qui fête bientôt ses cent ans, ce sont des bases de la modernité. Un socle d’expérimentation et de création. Pour ma part, ces connaissances minutieuses renvoyant à l’origine de l’habillement m’ont aidée à trouver mon propre vocabulaire.

Dans les années 1970 où l’on parlait surtout de stylistes de sexe masculin, était-ce difficile pour une femme de percer ?
Ce n’était pas un obstacle. Ce sont même les tendances d’alors et le style de mes confrères qui imposaient les attitudes aux femmes, qui ont motivé ma propre démarche. Je ne trouvais pas de vêtements pour être acceptée et me faire entendre à l’égal des hommes.

Sobriété, qualité, intemporalité… Vos valeurs sont à l’opposé de la mode actuelle obnubilée par les nouveautés à partager sans délai sur les réseaux sociaux. Quel regard portez-vous sur cet univers, aujourd’hui  ?
Mon intérêt pour la mode ne cessera jamais. Et je ne peux que me réjouir que la communication digitale ait donné l’accès à cet univers, à un public plus large et moins élitiste. En revanche, je ne pense pas que ces nouveaux médias puissent totalement manipuler le goût des personnes. Depuis la fin de la guerre froide, nous enchaînons des progrès à couper le souffle. Nous sommes aujourd’hui dans une période de réajustement. À l’échelle mondiale, de nombreux consommateurs n’ont découvert la mode que très récemment. Ils ont un siècle de connaissances dans le domaine à rattraper ! La globalisation doit, elle aussi, trouver ses repères. Internet est un immense laboratoire qui, lorsque tout se posera quelque peu, pourra devenir une gigantesque vitrine pour des nouveaux designs réellement originaux.

Exposition Jil Sander, du 4 novembre au 6 mai 2018 au Museum Angewandtekunst de Francfort. www.museumangewandtekunst.de.

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