Tracks – juin 2022

Tracks – juin 2022
Par Louis Borel


Qui sont ces producteurs français qui se cachent derrière les B.O des défilés de mode ?
Une nouvelle vague d’artistes essentiellement français se charge, depuis une dizaine d’années, d’habiller musicalement les collections dans l’effervescence des grandes maisons. Entre composition ambitieuse, mix pointu et live sur mesure, plongée dans ce processus de création — et de collaboration — hors-normes.

BFRND aime malmener les spectateurs. Les surprendre, jouer avec leurs émotions. Au show crépusculaire de Balenciaga en février, dans l’immense arène vitrée secouée par une tempête de neige, l’illustrateur sonore de la marque opte pour une ligne de piano épurée — du Dvorak. Avec une indication donnée à l’interprète : il devra trébucher sur les touches de l’instrument, comme un débutant. Ce détail annonce un péril imminent. Une menace sourde, qui résonne avec la démarche ployante des mannequins, mais aussi avec la guerre en Ukraine, quelques jours après l’attaque lancée par Vladimir Poutine — le directeur artistique de la maison, Demna Gvasalia, a lui-même fui la Géorgie enfant après une offensive russe. Arrivé aux trois quarts du défilé, c’est l’explosion. La musique qui bascule en même temps que la météo dégénère. Des éclairs tombent, les silhouettes s’effacent. Un beat gabber survolté supplante les notes apaisantes de la pièce slave. 
« J’ai rarement vécu un spectacle aussi intense que celui-là, se souvient Loïc Prigent, journaliste mode qui écume infatigablement les runways depuis trente ans. C’est la première fois que je devais faire des exercices de respiration en sortant. » L’audacieux BFRND n’aurait pas pu espérer meilleure réaction. « Une bonne BO de catwalk doit t’éprouver comme une soirée qui dure jusqu’à 16 heures le lendemain, ose-t-il. Il faut que la mélodie te hante pendant des jours. » 
Récit par le son et mariages insolites
Comme lui, les producteurs Surkin et SebastiAn sont devenus ces dernières années les responsables des bandes-son de grandes maisons — le premier chez Paco Rabanne et Givenchy, le second pour Saint Laurent. Avant eux, ce sont les DJ qui régnaient sur les podiums. Déjà fidèles à des marques, certes, mais moins exclusifs dans leurs associations. Les vedettes ? Michel Gaubert et Frédéric Sanchez. Dans les années 1990, ces savants débutants rejettent les shows segmentés des eighties, leur aspect strass et kermesse. « Les stylistes avaient beau être de grands metteurs en scène, la musique restait alors légère, fun, décrit Loïc Prigent. Ils ne passaient que le jukebox de FG, la même radio qu’ils avaient écoutée en achevant les vêtements dans la fébrilité. » 
Ce qu’initient les deux Français Michel Gaubert et Frédéric Sanchez, c’est un récit par le son. Comme au cinéma. « Avant, mettre en avant la musique ne pouvait être qu’une valeur ajoutée à l’image, théorise Michel Gaubert. Je voulais penser de belles fins de runway, précédées par un début, des montées, des descentes. Faire voyager le public. » Quitte à la jouer baroque. L’ancien disquaire loue les mariages insolites, pour peu qu’ils soient cohérents. Lors d’un défilé Fendi, il infléchit l’ambiance feutrée du catwalk par un frénétique track techno. Sur un show Shortology, une griffe disparue, il envoie sans scrupule du Mylène Farmer dans les haut-parleurs. Frédéric Sanchez, lui, est plus cérébral. Celui qui se définit comme un adepte du « collage », pétri de littérature, mixe jusqu’à une vingtaine de références dans ses BO. Du Proust, du Marguerite Duras, assorti d’un imparable « Girls & Boys » de Blur. Au premier show Margiela, en 1988, il a cette idée aussi ingénieuse que spontanée : la salle retransmettra, pendant le catwalk, la cohue des coulisses.
Laisser une empreinte pailletée
Ces inoxydables artisans du son exercent toujours — Michel Gaubert réalise encore jusqu’à 30 illustrations par an. Mais, au sein d’un milieu artistique qui se fluidifie, les couturiers étendent leurs partenariats, en particulier depuis que le luxe s’est épris de streetwear. Le brillant Tyler, the Creator signait ainsi la trame sonore de la collection Homme automne-hiver 22 de Louis Vuitton. Au premier défilé récent de Kenzo sous la houlette de Nigo, le DA, réputé derrière les platines, distillait de nouveaux singles de ses amis rappeurs, de Lil Uzi Vert à Kid Cudi, en passant par Pusha-T. 
Paradoxalement, l’atmosphère de compétition croissante de la mode a poussé les stylistes à se doter de featurings créatifs plus spécifiques. Pour singulariser leur passage, laisser une empreinte pailletée. Loïc Prigent confirme, pas dupe : « Cette nouvelle approche fait des couturiers des directeurs artistiques au sens large, dans le sens où ils commissionnent d’autres œuvres. Il y a un côté presque Médicis. » « Holistique », songerait sans doute Hedi Slimane. Le mythique designer, aux manettes de Céline, se plaît à user de cet adjectif pour qualifier le rôle englobant qu’il occupe auprès de la marque. Ce fou de musique, aussi passé par Dior et Saint Laurent, a pris très tôt l’habitude d’inviter des artistes à ses shows, qu’ils soient reconnus ou plus confidentiels.
Pas de bande-son sans collaboration
Pour autant, les illustrateurs sonores insistent sur un point : pas de BO de défilé sans collaboration. Comprendre : les égos doivent s’estomper au profit de la maison. « Mon but n’est pas de faire une démonstration de mon travail. De la même manière, le créateur se débrouille pour que les vêtements soient le mieux représentés, résume SebastiAn. Personne n’est là pour imposer sa vision. » Surkin complète : « C’est une activité qui pourrait être envisagée comme commerciale, mais pas au même sens qu’une simple publicité. Une commande, mais qui tient de l’échange avec un autre artiste. » 
Paradoxalement, l’atmosphère de compétition croissante de la mode a poussé les stylistes à se doter de featurings créatifs plus spécifiques. Pour singulariser leur passage, laisser une empreinte pailletée. Loïc Prigent confirme, pas dupe : « Cette nouvelle approche fait des couturiers des directeurs artistiques au sens large, dans le sens où ils commissionnent d’autres œuvres. Il y a un côté presque Médicis. » « Holistique », songerait sans doute Hedi Slimane. Le mythique designer, aux manettes de Céline, se plaît à user de cet adjectif pour qualifier le rôle englobant qu’il occupe auprès de la marque. Ce fou de musique, aussi passé par Dior et Saint Laurent, a pris très tôt l’habitude d’inviter des artistes à ses shows, qu’ils soient reconnus ou plus confidentiels.
Pas de bande-son sans collaboration
Pour autant, les illustrateurs sonores insistent sur un point : pas de BO de défilé sans collaboration. Comprendre : les égos doivent s’estomper au profit de la maison. « Mon but n’est pas de faire une démonstration de mon travail. De la même manière, le créateur se débrouille pour que les vêtements soient le mieux représentés, résume SebastiAn. Personne n’est là pour imposer sa vision. » Surkin complète : « C’est une activité qui pourrait être envisagée comme commerciale, mais pas au même sens qu’une simple publicité. Une commande, mais qui tient de l’échange avec un autre artiste. » 
Pour évoquer ce fructueux dialogue intime, pas facile de trouver mieux placé que BFRND : le compositeur est marié au DA de Balenciaga. Les deux époux, qui vivent ensemble, partagent tout. Lors de l’ébullition pré-collection, le musicien virtuose voit Demna méditer, s’empreindre d’inspirations variées. Un jour, ils dînent dans un restaurant bruyant. Un air de piano emplit la salle. Le boyfriend découvre seulement qu’un homme jouait live quand, soudain, la mélopée s’arrête. Eurêka. Pour l’inauguration couture de son conjoint, il reprendra la ficelle. D’abord des chansons avant que le catwalk ne débute. Puis, dans le sillage du premier mannequin, plus rien. Le silence comme unique bande-son. En écho à l’austère personnage de Cristóbal Balenciaga, fervent catholique, le styliste est convaincu par ce choix radical. Un pari qui ajoute à la solennité de la première. « Le public était gêné, il n’a pas compris que le show avait débuté. On percevait le bruit des vêtements, j’ai même entendu quelqu’un faire “Woaw”, détaille BFRND, qui est aussi égérie pour la marque. En finissant de défiler, la sensation était tellement puissante que j’ai fondu en larmes. » 
« Belsunce Breakdown », soundscape et Wetransfer
En fonction des liens qui unissent les habilleurs sonores aux designers, les termes du contrat changent. Quand Anthony Vaccarello, qui dirige Saint Laurent, s’adresse à SebastiAn en 2017, le discret producteur accepte à une condition : qu’il réalise des compositions sur mesure. « Je trouvais étrange que la musique ne profite pas d’un faste comparable aux vêtements eux-mêmes », explique-t-il. Parfois, dans le taxi qui le mène au runway, l’artiste est encore en train de télécharger la dernière version de sa partition. Il a souvent passé les trois derniers jours — et nuits — à peaufiner, si ce n’est reprendre entièrement telle envolée orchestrale, telle abrasive ligne techno qui élèvera le show. 
Surkin est tout aussi pressé. Mais avec « Paco » et Givenchy, l’artiste se laisse davantage de champ. Mix, compositions, remix, « j’y vais au cas par cas, pose-t-il. Je ne me force pas à passer mes productions s’il coule de source qu’un autre morceau est plus adapté. » Surkin vante la culture éclectique de Julien Dossena, le « rapport nostalgique » à la musique de celui qui dirige la griffe espagnole depuis 2013. Une fois, Le musicien saisit l’entêtante mélodie du très Marseillais « Belsunce Breakdown », que le créateur adore, et la tord tellement qu’elle sonne comme du Philip Glass. Une autre, le styliste lui demande d’imaginer ce qu’entendrait une femme lors d’une balade en ville : en résulte un soundscape fait de bruissements de robe et de talons, de pépiements, d’autoradio et de coups de klaxons. 
Chez Matthew Williams, à la tête de Givenchy depuis deux ans, Surkin identifie des goûts « plus monomaniaques ». En 2012, le directeur artistique américain a formé un collectif avec Kanye West et trois designers, dont le défunt Virgil Abloh. Il s’est aussi occupé des costumes du rappeur superstar, a participé au dément Yeezus et supervise, plus récemment, l’album Whole Lotta Red, de Playboi Carti. Son parcours indique un penchant pour la nouveauté, surtout hip hop. Alors avec Surkin, les comparses sollicitent de gros producteurs, fouillent le web à la recherche de beatmakers prometteurs. L’année dernière, l’illustrateur sonore se sent « comme à Noël ». Ses cadeaux ? Des pistes sur WeTransfer, parvenues de 25 producteurs différents des US. Young Thug a voulu lui confier à l’avance les instrus de sa prochaine sortie. Surkin les utilisera pour le podium printemps-été 22.
Art total et décadent
Si les deux acolytes d’Ed Banger et BFRND s’épanouissent aujourd’hui pleinement dans la mode, cet univers n’avait pourtant rien d’évident. En 2016, Demna missionne à l’improviste son amoureux sur un show de Vêtements, la griffe conceptuelle qu’il a fondée. BFRND panique : il ne connaît pas le domaine du spectacle, encore moins celui de la fashion. Des techniciens gesticulent dans la salle, qui attendent impatiemment ses instructions. Sur la table de mixage, le musicien ignore même où est le bouton « Play ». C’était avant que l’impétueux duo ne fasse de Balenciaga « un monstre ». 
C’est un art à la fois total et décadent : ces efforts surhumains mis au service d’un geste créatif si bref
Surkin
Lorsqu’il rejoint Paco Rabanne, Surkin méprise aussi la fashion et ses atours prétentieux. Mais quand son ami Julien Dossena lui propose de travailler avec lui en 2015, l’artiste commence à se lasser de son rythme de DJ. Cette offre, il la perçoit comme une source nouvelle de stimulation. Le musicien est invité sur les runways. Puis soumet des idées de titres au créateur — notamment le savoureux remix par Kaytranada du morceau « If », de Janet Jackson. Il finira happé par cet univers grandiloquent. « Les défilés sont des moments aussi étranges qu’uniques, s’enthousiasme-t-il. C’est un art à la fois total et décadent : ces efforts surhumains mis au service d’un geste créatif si bref me fascinent. » 
Même rengaine pour SebastiAn. Au moment de débuter, cet outsider, qui s’habille en noir depuis ses quinze ans « pour ne pas avoir à choisir de couleurs », se soucie peu du milieu. Mais il sera conquis par l’adrénaline des shows — trouvant, dans le manque de temps propre à la mode, un étonnant objet d’émancipation. « L’électro est habituellement un genre si peu spontané dans sa conception que j’aime ce sentiment d’urgence, glisse-t-il. C’est comme si je débranchais mon cerveau et n’avais plus qu’à suivre mon intuition. » 
Le casse-tête du web
Le vertige productif évoqué par le producteur se comprend d’autant que le paysage fashion a intensément bougé depuis les années 1990. Les shows se sont raccourcis tandis que leur nombre doublait. Alors qu’ils atteignaient souvent l’heure et demie, leur durée dépasse aujourd’hui rarement les huit minutes — 12 pour les maisons les plus chics. Les réseaux sociaux ont aussi changé la donne. Les défilés étaient auparavant réservés aux professionnels. Internet les a rendus accessibles à tous, en simultané. « Dans une salle, vous pouvez compter sur le public et l’espace, jauge Frédéric Sanchez. La retransmission oblige à être plus percutant, moins abstrait. » 
Le web est également un casse-tête sur le plan des droits — le montant à payer pour utiliser une track reste souvent exorbitant, et le délai trop court. La plupart du temps, la musique retransmise sur YouTube ne correspond pas à la bande-son jouée sur le podium. « Cette différence renforce la dimension exceptionnelle des défilés, estime Surkin. Leur statut d’événement justifie la débauche de moyens : s’il faut mettre du David Bowie, on mettra du David Bowie ; s’il faut mettre du Brian Eno, on mettra du Brian Eno. Ce qui se déroule dans l’enceinte du show reste dans l’enceinte du show. »
Restituer l’expérience du runway
Les marques tâchent toutefois, de plus en plus, de restituer l’expérience du runway. Jonathan Anderson, qui chapeaute Loewe, tient absolument à ce que la musique soit similaire sur le net. Les compositions ont cet avantage qu’elles sont la propriété de l’habilleur sonore — pas de problème d’exclusivité, donc. Frédéric Sanchez, obstiné, va plus loin. S’il poursuit pour les défilés réels son œuvre bricolé, l’artiste s’est mis à imaginer récemment des créations originales seulement dédiées au streaming. Mais ce ponte des BO de catwalk garde un faible pour son activité de monteur. « Les références sont comme des couches d’émotion qui réchauffent le podium, lâche-t-il. Je trouve important de les faire exister, même suggérées. »
Autre possibilité pour éviter les questions de droits : le live. Michel Gaubert reste sans doute le plus attaché à cette forme proche du concert. En 2016, l’ex DJ du Palace erre à Cuba. Il arpente les petites salles à la recherche d’un musicien pour le show Chanel prévu à La Havane. Le dernier jour de son séjour, hasard total. Il tombe dans une église sur un pianiste chevronné accompagné d’un orchestre symphonique. Quelques semaines plus tard, cet « Ennio Morricone local » fait ses gammes devant Karl Lagerfeld, sur la principale avenue de la capitale cubaine. Lors d’autres défilés pour sa marque fétiche, Michel Gaubert conviera des artistes plus célèbres, ambassadeurs ou pas : Florence Welch, Sébastien Tellier, Vanessa Paradis… « En live, la musique est moins malléable qu’avec une bande, nuance cependant l’illustrateur sonore. Il faut tout adapter. » 
BFRND juge une telle configuration comme un « stress inutile ». L’homme-orchestre de Balenciaga, qui soigne ses furieuses compositions seul dans son coin, estime avoir déjà assez à faire. Pour interpréter la prochaine collection couture de la prestigieuse maison, en juillet, il aimerait toutefois faire appel au savoir-faire d’un musicien classique. Sans avoir encore d’idée nette sur la direction de la pièce. « Les vêtements deviennent très concrets, mais le niveau me met la pression, admet-il. C’est du Demna puissance 3 000. » La dernière fois que le musicien se rappelle avoir ressenti de l’appréhension, c’était à l’ultime parade de Vêtements. Pour les adieux de son mari au label qu’il avait fondé, le show funeste s’achevait par une escalade d’aboiements hallucinée. Tout un programme.